Déjà en août 1980, les autorités de la République populaire de Pologne se sont intéressées au père Jerzy Popiełuszko, aumônier de “Solidarność” à Varsovie, qui s’était alors joint aux grévistes des aciéries “Huta Warszawa”, célébrant des messes à l'usine et soutenant les manifestants. Pendant la loi martiale, il célébra chaque mois des “messes pour la patrie” dans l'église Saint-Stanisław Kostka à Varsovie, attirant des milliers de fidèles et suscitant, bien entendu, la fureur des autorités communistes. Ses activités étaient considérées comme une critique et une opposition au système... Arrestations, interrogatoires et perquisitions ne vont pourtant pas décourager le prêtre d'agir contre le système. En dépit de la répression, comme d’autres jeunes prêtres, le père Jerzy souhaitait assurer un lien entre la ferveur religieuse et le sentiment anticommuniste et national.
Le 13 octobre 1984 avait eu lieu une première tentative d'assassinat du prêtre. À son retour de la paroisse Sainte-Brigitte à Gdańsk, l'un de ses futurs meurtriers, Grzegorz Piotrowski, a lancé une pierre en direction de la vitre de la voiture du prêtre. Le conducteur, Waldemar Chrostowski, a réussi à l'éviter et à s'enfuir.
Le 19 octobre 1984, le père Jerzy Popiełuszko vient de célébrer sa dernière messe dans l’église des Saints Frères Martyrs Polonais à Bydgoszcz. Le curé de la paroisse essaye de le convaincre de passer la nuit au presbytère. Mais celui-ci - même s'il ne se sentait pas très bien : il était faible et fiévreux - a insisté pour rentrer à Varsovie. Il ne voulait pas décevoir ses paroissiens par son absence le lendemain matin, ni mettre en danger le curé de Bydgoszcz par sa simple présence.
Avant de partir, le père Jerzy a enfilé sa soutane. Il l’a fait avec une solennité pas ordinaire. Alors qu'il fermait chaque bouton avec une grande précision, il aurait déclaré : « la soutane a déjà plusieurs fois protégé le prêtre ».
Il est ensuite monté dans une Volkswagen Golf en compagnie de son chauffeur de confiance, Waldemar Chrostowski, Celui-ci déclarera plus tard qu'après avoir quitté Bydgoszcz, il avait suggéré au prêtre de se reposer. Le prêtre lui aurait répliqué qu'il aurait encore temps de se reposer un peu plus tard. Pour l'instant, il voulait se consacrer à la méditation des Mystères du Rosaire. Après avoir terminé sa prière, il va se mettre à parler de sa maison familiale et de son enfance…
Il était environ 21 h 30. Ils atteignaient à peine Górsko, près de Toruń, lorsque le récit du prêtre fut interrompu par un événement inquiétant. Chrostowski remarqua une voiture qui semblait les suivre. Il s'est avéré qu'il s'agissait d'une voiture banalisée de la milice. Elle va les aveugler de ses phares et les dépasser. Avec une lampe de poche, l’un des agents a fait signe au conducteur de s'arrêter. Chrostowski s'arrêta donc. L’endroit était situé en rase campagne.
Les miliciens ont exigé de voir les documents et ont ensuite emmené Chrostowski vers la voiture de milice, où ils disaient vouloir contrôler son alcoolémie. Le dépistage n'aura finalement pas lieu car ce n'était pas le but de l'intervention. Les miliciens qui ont arrêté la voiture du prêtre étaient en réalité des agents du Service de Sécurité opérant au sein du Groupe Indépendant “D” du Département IV du Ministère de l'Intérieur, vêtus pour la circonstance d'uniformes de la milice : Grzegorz Piotrowski, Waldemar Chmielewski et Leszek Pękala.
Chrostowski sera menotté, puis les bourreaux vont se diriger vers le prêtre. Ils vont l’assommer avec une matraque en bois, le ligoter, le jeter dans le coffre de leur voiture et alors se diriger vers Toruń.
Chrostowski profita miraculeusement d'un moment d'inattention de ses ravisseurs pour sauter de la voiture en marche. Ses menottes se brisèrent sous le choc. Paniqués, les miliciens décidèrent de poursuivre leur route. Chrostowski arriva bientôt dans un presbytère et donna l'alerte.
À 22 h 05, la milice sera informée de l’enlèvement. À 22 h 45, des miliciens vont se rendre sur les lieux de l'enlèvement et à 23 h 40, les recherches vont commencer avec l'utilisation d'un chien pisteur. À cette heure-là, le père Jerzy avait déjà été battu et torturé jusqu’à ce que mort s’ensuive. Puis son corps sera lesté et jeté dans une retenue d'eau de la Vistule. Le père Jerzy Popiełuszko avait 37 ans.
La télévision officielle fait immédiatement état de l'enlèvement du père Popiełuszko par des inconnus. Pendant plusieurs jours, aucune nouvelle ne sera donnée sur le sort du prêtre disparu. Le 24 octobre, les autorités annoncent que parmi les auteurs de l'enlèvement figuraient des membres des services de sécurité.
Le 30 octobre 1984, le corps mutilé du père Popiełuszko sera extrait de la retenue d’eau à Włocławek. Bizarrement, ses mains étaient attachées dans le dos de manière à ce qu’un nœud coulant se resserre autour de son cou s’il avait essayé de les remuer. Selon la version officielle, il était pourtant déjà mort avant d’être jeté dans l’eau…
Compte-tenu de l'émotion provoquée dans le monde entier par cet assassinat, le général Jaruzelski dut se résoudre à organiser le procès des assassins, en s'efforçant d'éviter qu'il ne devienne celui du régime. Pour sauver les apparences et faire croire qu'il ne s'agissait pas d'un meurtre politique, on décida qu’il ne s'agissait que d'une tentative d'intimidation qui aurait mal tourné… Les quatre accusés n'ont pas ménagé leurs efforts pour tenter d'atténuer chacun leur responsabilité personnelle et se charger mutuellement.
Le capitaine de la police politique Grzegorz Piotrowski, qui avait dirigé l'opération, et le colonel Adam Pietruszka, son supérieur hiérarchique, considéré comme l'instigateur du crime, sont tous deux condamnés à vingt-cinq ans de réclusion criminelle. Le procureur avait réclamé la peine de mort contre le premier. Les deux autres inculpés, Leszek Pękala et Waldemar Chmielewski, tous deux lieutenants de la police politique, sont respectivement condamnés à quinze et quatorze ans. Tous étaient des fonctionnaires du Département IV du Ministère de l'Intérieur, dont le but, pendant la République populaire polonaise, était de combattre l'Église catholique.
Ce procès, commencé le 27 décembre aura permis au pouvoir de donner satisfaction à une partie de l'opinion publique, tout en évitant de mettre en cause les hautes sphères du parti et de la milice.
Comme un doute subsistait sur les commanditaires de cet assassinat, tous les condamnés vont sortir avant l'expiration de leur peine. Piotrowski a quitté la prison après 16 ans d’emprisonnement (2001), Pietruszka après dix ans (1995), Chmielewski après huit ans (1993), Pękala après cinq ans (1990).
Il s'agit d'un procès unique dans les annales des pays du bloc soviétique et les questions qu'il pose sont nombreuses : qu'a-t-il eu pour rôle d'occulter ? A-t-il fait l'objet d'une mise en scène soigneusement pensée ?
40 ans après le meurtre du père Jerzy Popiełuszko, on ne sait toujours pas qui est responsable de cet assassinat et même la date officielle de la mort du prêtre suscite des doutes. Nombreux sont ceux qui soulignent que dans cette affaire, il n’y a que la date et le lieu de l’enlèvement qui sont sûrs. On ne sait toujours pas exactement ce qui s'est passé entre le moment où le prêtre a été kidnappé et le moment où son corps a été jeté dans l’eau près de Włocławek…
Certains pensent que le déroulement de l'enlèvement fut différent de ce que dit la version officielle des autorités : le père Jerzy aurait probablement été victime d'un jeu compliqué impliquant Moscou, disent-ils.
Selon une opinion déjà largement répandue à l’époque, aussi bien parmi la population que dans les allées du pouvoir, l’assassinat du père Popiełuszko aurait été l’œuvre d’une fraction “dure” au sein de la Służba Bezpieczeństwa - le service de renseignement et la police secrète - qui voulait atteindre deux objectifs d’un seul coup : éliminer un prêtre qu’elle jugeait très nocif pour l’État socialiste et auquel elle vouait une haine profonde et, en même temps, déstabiliser les généraux Jaruzelski (chef du parti et Premier ministre) et Kiszczak (ministre de l’Intérieur), jugés trop “mous” par rapport à “Solidarność” pour prendre le pouvoir, et instaurer un régime plus orthodoxe.
Le corps retrouvé du prêtre était tellement mutilé qu’il fut difficile de l’identifier : cela indiquerait clairement qu'il avait été physiquement torturé pendant bien plus longtemps que l’a dit Grzegorz Piotrowski qui avoua l’avoir tué de ses propres mains le soir de l’enlèvement. L’un des médecins légistes déclara n’avoir jamais vu un corps aussi mutilé !
Le chien pisteur aurait conduit les miliciens à plus de 200 m de l’enlèvement où un second véhicule aurait pu emporter le prêtre…
Des preuves circonstancielles indiqueraient également que du 20 au 25 octobre, le prêtre aurait pu séjourner dans l'une des unités soviétiques de la région de Kazuń, où se trouvaient, entre autres, une annexe du KGB, le principal service de renseignement de l’URSS post-stalinienne…
Des témoins n’auraient pas été convoqués au procès. D’autres auraient connu des morts suspectes…
Tous ces indices que l’on peut trouver dans divers écrits soulèvent des questions, mais n’apportent pas de réponses définitives. Connaîtrons-nous un jour la vérité ?